"Attentes irréalistes"

Interview, 13 novembre 2020: La Liberté, Arcinfo; Philippe Castella, Xavier Lambiel

La liberté: "Karin Keller-Sutter préfère une action coordonnée à l’initiative 'pour des multinationales responsables'"

Face à vous dans cette campagne se dresse le visage triste et interpellant de cette petite fille péruvienne de Cerro di Pasco, où Glencore exploite une mine très polluante à ciel ouvert. Qu’avez-vous à lui dire pour la rassurer?
Un enfant qui pleure me touche toujours. Mais depuis que je sais que cette affiche est manipulée, elle me touche beaucoup moins. La photo de la petite fille a été prise devant un terrain de sport, puis retouchée pour la placer devant une mine. Je me pose des questions sur la campagne et l’éthique des arguments avancés. Ce procédé n’est pas honnête.

On assiste à une campagne très émotionnelle qu’il est difficile de contrer avec des arguments juridiques et économiques, non?
Oui, cette campagne est très émotionnelle et on parle peu du contenu. Mais nous ne votons pas pour ou contre les droits humains, pour ou contre la protection de l’environnement. Nous votons sur une initiative qui propose des instruments juridiques concrets. Elle veut introduire des obligations qu’aucun autre pays n’inflige à ses entreprises, et cela en pleine crise économique liée au coronavirus. L’initiative les désavantagerait par rapport à leurs concurrents étrangers. Certaines entreprises suisses pourraient d’ailleurs se retirer de pays jugés à risque pour être remplacées par d’autres, moins scrupuleuses. Et cela aussi pose une question morale. Le contre-projet indirect mise au contraire sur une action coordonnée sur le plan international, pour un meilleur impact. Il se calque sur des règles déjà en place ou qui vont bientôt entrer en vigueur au niveau européen.

Au-delà de beaux rapports sur papiers glacés, ce contre-projet va-t-il vraiment faire baisser le niveau de pollution localement?
Est-ce que l’initiative le permettrait? Elle suscite des attentes qui ne pourront pas être réalisées. Croyez-vous vraiment qu’avec cette initiative la Suisse pourra changer le monde? Non, si on veut avoir un impact, il faut agir de manière coordonnée. Si toutes les entreprises ont les mêmes obligations de diligence à remplir, quelle que soit leur nationalité, vous obtiendrez bien plus d’effets que si un pays fait cavalier seul.

La France va plus loin que votre contre-projet, et au niveau européen, il y a beaucoup d’idées visant à un renforcement des mesures. En cas de non, la Suisse ne va-t-elle pas déjà se trouver en retard?
Non, car le contre-projet va plus loin que les directives européennes. Il impose aux entreprises des obligations de diligence supplémentaires en matière de travail des enfants. C’était là mon souhait personnel. Il s’inspire du modèle néerlandais, qui entrera en vigueur l’an prochain. Si l’initiative est rejetée, le contre-projet peut entrer en vigueur très rapidement. Si l’initiative est acceptée, il ne sera pas évident de trouver au parlement une solution de mise en œuvre dans un laps de temps très court. Si on veut un résultat constructif, rapide et coordonné au niveau international, il faut privilégier le contre-projet.

Vous reprochez à l’initiative d’être néocolonialiste. N’est-ce pas là un cache-sexe pour protéger des pratiques scandaleuses?
Je ne parle pas de néocolonialisme, parce que la Suisse n’a jamais colonisé personne. Mais il y a dans cette initiative une attitude paternaliste. Appliquer le droit suisse par des tribunaux suisses pour des dommages causés à l’étranger peut être perçu comme une atteinte à la souveraineté d’autres Etats. Ce serait une attitude étonnante pour un pays neutre, qui offre ses bons offices et promeut l’Etat de droit partout dans le monde.

Dans les exemples avancés par les initiants, n’y a-t-il pas des pratiques qui vous choquent?
Bien sûr et celui qui commet une faute doit être puni, c’est déjà le cas, mais selon le droit en vigueur sur place. Et d’ailleurs une filiale de Glencore a été condamnée récemment en Zambie. Cela montre que c’est possible.

Face à vous dans cette campagne se dressent les œuvres d’entraide, actives depuis longtemps, avec leurs banderoles orange qui fleurissent au balcon. Ne partez-vous pas avec des longueurs de retard?
Oui, je ne suis entrée en fonction qu’il y a deux ans et comme parlementaire auparavant, je n’étais pas impliquée dans ce dossier. La campagne des initiants est très bien organisée et très émotionnelle. Elle nous demande de choisir entre l’éthique et l’économie, comme si c’était blanc et noir. Je crois qu’on peut combiner les deux et c’est ce que vise le contre-projet. Quand on parle vraiment du contenu de l’initiative avec les gens, beaucoup commencent à douter de son bien-fondé. Et je rappelle que l’initiative vise toutes les entreprises et pas uniquement les multinationales.

Cela ne dépendra-t-il pas de la loi d’application?
Le texte constitutionnel fait foi, et il parle d’"entreprises". Il dit simplement qu’il faut 2tenir compte des besoins" des petites et moyennes entreprises qui présentent peu de risques. Mais il y a beaucoup de PME qui présentent des risques en raison des matières premières qu’elles achètent. J’ai parlé l’autre jour avec un fabricant de chocolat qui a 200 collaborateurs. Il achète son cacao en Afrique et si l’initiative est acceptée, c’est lui qui devrait garantir que tous les maillons de sa chaîne d’approvisionnement respectent les standards internationaux en matière de droits humains et de protection de la nature. C’est une charge administrative très lourde, sans garantie d’éliminer tous les risques.

Cette campagne sur les multinationales responsables est difficile. Mais que dire de la prochaine qui vous attend, avec l’initiative antiburqa qui passera en mars devant le peuple?
Il y en a même deux qui m’attendent le même jour, avec la votation sur l’identité électronique. Cela me fera six votations populaires depuis mon entrée en fonction il y a moins de deux ans. Comme j’ai mon travail au quotidien à mener en parallèle, je devrai fixer des priorités. Compte tenu de l’importance du sujet, ce sera le vote sur l’identité électronique. Ne me comprenez pas mal: je défendrai bien sûr aussi clairement la ligne du Conseil fédéral sur l’interdiction de se dissimuler le visage.

Vous vous dites que le vote sur la burqa est perdu d’avance et qu’il vaut mieux se concentrer sur l’identité électronique?
Non, mais l’introduction d’une possibilité de s’identifier sur internet de manière simple et sûre, c’est quand même plus important. La crise du coronavirus nous a montré l’énorme enjeu que constitue le développement du numérique. Et c’est aussi une priorité du Conseil fédéral.

Cette campagne sur la burqa s’annonce assez étrange, non? L’initiative pose une interdiction de se dissimuler le visage au moment même où on rend les masques obligatoires un peu partout…
Oui, c’est étrange, même si l’initiative prévoit des exceptions pour des raisons médicales. La ligne du Conseil fédéral, c’est qu’une telle interdiction ressort de la compétence des cantons. Comme conseillère d’Etat, j’avais d’ailleurs moi-même introduit une interdiction de se dissimuler le visage dans le canton de Saint-Gall.

Infos complémentaires

Dossier

  • Initiative populaire "Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement"

    L’initiative populaire "Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement" demande que les entreprises suisses vérifient si les droits de l’homme et les normes environnementales internationalement reconnus sont également respectés à l’étranger dans le cadre de leurs activités. Cette vérification ne doit pas uniquement porter sur leurs propres activités, mais également sur celles de leurs filiales, de leurs fournisseurs et de leurs partenaires commerciaux. L’initiative prévoit par ailleurs que les entreprises suisses devront répondre à l’avenir des dommages causés par les entreprises qu’elles contrôlent. Le Conseil fédéral et le Parlement estiment que l’initiative va trop loin, en particulier pour les règles en matière de responsabilité. Elle entraîne une insécurité juridique et menace les emplois, en Suisse et à l’étranger. L’instauration de nouvelles obligations consistant à rendre compte des mesures prises et à faire preuve de diligence doit être coordonnée au niveau international. C’est ce que prévoit le contre-projet indirect adopté par le Parlement et soutenu par le Conseil fédéral.


Communiqués

Javascript est requis pour afficher les communiqués de presse. Si vous ne pouvez ou ne souhaitez pas activer Javascript, veuillez utiliser le lien ci-dessous pour accéder au portail d’information de l’administration fédérale.

Vers le portail d’information de l’administration fédérale

Discours

Interviews

Dernière modification 13.11.2020

Début de la page